• Isthar - 1

    Le bord du monde

    A dix-neuf ans j'avais une maison en surplomb d'une falaise.
    Je vivais au bord du monde, exactement.
    La brume des matins d'hiver noyait la vallée, on ne voyait plus rien en dessous, il n'y avait plus rien au-delà. Que du ciel.
    Pour accéder à cette maison, il fallait marcher un quart d'heure dans un sentier de genêts et traverser un vallon de noisetiers où sourdait un ruisseau. C'est là que nous captions l'eau.
    Cette eau précieuse acheminée par un simple tuyau en pvc.
    C'était suffisant pour alimenter l'abreuvoir automatique des bêtes.
    Mais il n'y avait pas d'eau à la maison lorsqu'il fallait arroser le jardin. Légumes ou évier, légumes ou baignoire. Il fallait alterner. Les deux en même temps n'étaient pas possibles. C'était un beau jardin.
    Avec des oliviers bleus tout du long.
    C'était un beau jardin et c'était une chance. La chance du débutant.
    Car nous étions alors inexpérimentés et les légumes poussaient luxuriants malgré nos maladresses.
    Nous avions l'incompétence enthousiaste.
    Et c'était une belle baignoire. C'est la première chose que nous avons descendue, la baignoire. Portée à bout de bras dans le chemin.
    Elle était d'un très beau bleu et elle était très en fonte...
    Plus tard mon compagnon installa un système de câble, poulie et palette avec un moteur de mobylette actionné depuis la route. C'est comme ça que nous descendions les courses et les bouteilles de gaz (une pour le frigo et une autre pour le chauffe-eau et la cuisinière), le tout arrimé sur une palette.
    Ensuite il fallait quand même traverser le vallon de noisetiers avec une brouette.
    C'est comme ça que nous remontions notre production de légumes et d'oeufs deux fois par semaine.
    C'est comme ça qu'il nous est arrivé d'exploser la palette contre un arbre parce que le câble avait lâché. Cinquante kilos de haricots verts extra-fins (douze heures de cueillette) éparpillés dans les genêts. Sur vingt mètres à la ronde pas une feuille, pas une herbe, pas une écorce qui ne dégoulinât d'omelette et de ratatouille (bien mûres, les tomates).
    C'est arrivé deux fois. En 6 ans ce n'est pas la mort.
    Il nous rendait bien service ce monte-charge. Rien que pour les jerricans d'eau potable que nous allions chercher à la fontaine du village deux km plus loin. Porter une fois par semaine le sac de linge propre mouillé que nous ramenions du lavomatic le plus proche (presque une heure de route).
    Et la batterie de voiture sur laquelle nous branchions l'auto-radio, car nous n'avions pas l'électricité. Ni le téléphone. La radio était le seul moyen de rester connecté à la planète.
    Pour cuisiner, j'allumais une petite lampe à gaz, mais je l'éteignais ensuite. Je détestais sa lumière froide. Je lui préférais les lampes à pétrole.
    J'aimais ce rituel du soir. Remplir leurs ventres de cuivre, nettoyer le verre enflé à la base, tourner la petite roue dentée pour remonter un peu de mèche.
    J'aimais leur odeur et leur lumière à se crever les yeux. Je devrais plutôt dire : j'aimais leur pénombre, chaude et dansante.
     
     

    A suivre
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  • Commentaires

    1
    Yellow
    Lundi 3 Novembre 2014 à 21:09

    Et " la violente odeur moderne " du petit Marcel Pagnol .yes

    2
    Yellow
    Lundi 3 Novembre 2014 à 21:11

    je voulais dire : " la violente odeur moderne" de la lampe du glorieux père du petit Pagnol

    3
    Lundi 3 Novembre 2014 à 21:22

    C'est devenu une vieille bonne douce odeur pour moi, elle a même des relents d'Afrique sarcastic

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