• Encore heureux qu'on va vers l'été
     
    Je le vois, mon petit qui hurle.
    Je le vois à travers la porte. La vitre du bas paillette. Comme si une araignée avait tissé une toile de givre sur toute sa surface. Une toile en étoile. Avec des ramifications saillantes d'aiguilles de verre. Et un trou excentré, du diamètre d'une balle de ping-pong.
    Kin a reculé en me voyant arriver.
    Il est debout au milieu du salon et hurle à pleins poumons Maman je t'aime !
    Par terre autour de lui, je vois des bouts de courges. Il nous en restait trois, de ce que nous avions gardé au chaud dans la maison. Elles sont toutes explosées. Je vois aussi deux morceaux de pierre à aiguiser.
    Je vois le pilon en bois – rapporté d'Afrique, pilon avec le mortier dont on se sert pour  préparer le foutou manioc – pilon dont  les gosses se servent pour défoncer les portes qu'ils ne savent plus ouvrir après avoir joué avec les clefs.
    J'essaye de garder mon calme pour le calmer. Et ça prend du temps.
        - Kin, viens.
        - Maman je t'aime !
        - Arrête. Moi aussi. Approche-toi. Approche, je vais t'expliquer comment ouvrir.
        - WOOUU (mais cette fois, ce n'est pas le vent)
        - Approche, je te dis. Tourne la clé comme ça. Dans ce sens (je fais le geste). Encore (double tour, évidemment).
    La porte s'ouvre enfin. Mon fils est écarlate mais n'a aucune coupure.
    Son père, qui a eu le temps de finir la cueillette et de revenir en tracteur, l'expédie dans le jardin.
    Viré.
    Et privé d'école pour toute la semaine.
    C'est la plus grosse punition que l'on puisse trouver.
    Le premier mois de maternelle, Kin pleurait. Il ne voulait pas aller à l'école.
    A la maîtresse qui essayait de le raisonner, il bêlait avec des trémolos dans la voix : Tu ne comprends pas que tout ce que je veux c'est voir ma mèèère ?
    Non seulement il s'est adapté mais en plus il râle quand c'est le week-end. Le priver d'école, c'est le priver de copains. Etant les seuls habitants à l'année de ce hameau isolé, la sanction est sévère.
     
    Heureusement qu'on va vers l'été...
    Oui, mais en attendant... Nous collons sur toute la surface de la vitre de larges bandes de ruban adhésif. Pour le froid mais surtout pour éviter de s'y blesser. Elle est curieusement bombée, son feuilletage prêt à tomber en milliers de bris redoutables. Une chance qu'il ne se soit pas fait mal.
    Coups de téléphone donnés, renseignements pris, devis consultés, le constat est amer.
    Le prix de la réparation est prohibitif par rapport à nos moyens. Le réparateur le plus proche étant à une heure et demie de route, les frais de déplacement doublent le prix de la vitre.
     
        - Bah alors, il est malade le Kin, qu'on ne l'a pas vu à l'école ?
    Jean-Michel n'est ni le premier ni le dernier à poser la question.
        - Il est puni d'école.
        - Père indigne, je vais te dénoncer à l'Académie.
        - M'en fous, la maternelle n'est pas obligatoire.
    Jean-Michel est le buraliste du pays.  Son bar-tabac restaurant est l'escale obligatoire des retours de marché du mardi. Ex-électricien, il nous a gratuitement aidés à faire toute l'électricité de la maison. Pourvoyeur de tabac le mardi et pote à temps complet.
        - Ben z'êtes pas dans la merde, dit-il après avoir entendu toute l'histoire. Il hennit plus qu'il ne rit.
        - Arrête de ricaner et dis-moi combien je te dois.
        - Pas si vite, amène ton verre. C'est ma tournée.
     
     
    (A suivre)
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  • Avec le vent du nord écoutez le claquer le haut pays qui est le mien
     
     
    Il souffle un mistral bleu. Violent, impétueux. 
    C'est un dimanche comme les autres, besogneux.
    Nous arrachons les derniers poireaux de la saison et tanguons sous les rafales.
    Ils sont durs à extraire, pris dans la terre comme dans une gangue compacte. En ce premier dimanche de juin ça fait longtemps qu'il ne gèle plus mais moi oui, je me gèle.
    Nous fourchons bêchons toute une rangée de poireaux, nous secouons leurs racines pour en détacher les mottes glaiseuses, les déshabillons de la première feuille jaunie avant de les empiler dans des cagettes.
    Et recommençons à la rangée suivante. Plus tard lorsqu'ils seront tous cueillis et remontés avec le tracteur, il faudra les nettoyer dans une brouette emplie d'eau, égaliser le tout à coups de ciseaux, en bas en haut, et en faire des bottes.
    Ils seront alors prêts à vendre.
    En attendant, je lutte avec le sol tassé, arcboutée à la fourche bêche. Je lutte contre le vent qui bat. Il bat comme une porte qui claque ! Entre deux WOOUU, il bat, c'est étonnant.
    Nous avons hâte de finir notre travail avant la nuit. Le soleil a déjà plongé derrière la montagne en face et l'ombre est glaciale. C'est un dimanche comme les autres mais c'est un drôle de juin froid.
    Ce vent est fou, il bat. Il me semble bien entendre claquer la porte BANG tout là-haut, à la maison. Sauf qu'une porte qui claque, ça ne claque qu'une fois, normalement. Une fois qu'elle est fermée, elle ne se rouvre pas toute seule ? Je tends l'oreille, avec le WOOUU du mistral, ce n'est pas facile. Et BANG encore et encore !
    Mais qu'est-ce que c'est !?
    Tiens d'ailleurs, il est où ?
    Il c'est Kin, notre fils. Depuis combien de temps est-il remonté ? Je ne l'ai pas vu partir. Il est vrai qu'il est habitué à faire des allers-retours entre les champs et la maison.
    Il est vrai qu'il grandit et fait moins de bêtises qu'avant.
    Ça fait longtemps qu'il marche sagement le long du chemin et ne prend plus le raccourci droit dans les ruches. Il avait deux ans. Je courais en le portant sous un bras tout en lui tapant sur la tête pour tuer les abeilles accrochées à ses cheveux, puis je l'avais arrosé de vinaigre (la bouteille entière) en attendant les pompiers.
    A deux ans et demi, il s'était sauvé sur la route pour aller - disait-il -  boire un coup chez Christelle (qui tient le bistrot du village à 2 km de là).
    A trois ans, il faisait des shampooings aux œufs (frais avec la coquille) à la chienne.
    A quatre ans, il avait versé du liquide vaisselle dans le pot de miel. Même couleur, même fluidité, j'en avais recraché ma tartine.
    Certes, ça fait longtemps. Depuis qu'il va à l'école, il s'est assagi. Mais de quoi peut-il être capable à cinq ans ?
    Je laisse tout en plan : mon compagnon, la fourche bêche, les poireaux et le travail à finir.
    Je prends le chemin qui monte à la maison (pff ça grimpe) et plus j'avance, plus je cours.
    Parce que j'entends ce BANG BANG effrayant et j'entends hurler maintenant. Il n'y a pas que le vent qui fait WOOUU.
    J'arrive à la maison et je le vois, mon petit qui hurle.
    Je le vois à travers la vitre de la porte.
    C'est une belle porte à double vitrage, en deux parties. Une barre en aluminium au milieu. Lorsque nous avons retapé la ferme et que nous en avons rêvé, les copains ont trouvé l'idée incongrue. Une porte en verre dans une maison toute en pierres ? Ça va faire anachronique. Et puis nous avons pendu la crémaillère dans cette maison où il restait encore beaucoup à faire et un ami est arrivé avec La Porte.
    Cadeau !
    Il a fallu agrandir l'embrasure parce que la porte de grange d'origine, aux planches disjointes et vermoulues, était plus basse et plus étroite.
    Magnifique, on disait.
    On se croirait au Crédit agricole, riaient les copains.
    L'un d'eux a scotché un papier où il était écrit : Du lundi au vendredi de 9 h à 12 h et de 14 h à 17 h.
    L'affichette est restée longtemps.
     
     
    (A suivre )
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  • La voix de son maître

    Il ne comprenait pas ce que j'attendais de lui mais une chose était sûre, il comprenait manifestement à quel moment j'allais bouger. Je n'avais pas encore commencé à parler qu'il se dressait sur ses quatre pattes. Il anticipait. Un mystérieux sixième sens.
    Passe derrière fut le premier ordre qu'il comprît. C'était déjà une bonne chose. Pour le reste, il me faudra attendre encore un peu.
    Il était vraiment d'une compagnie agréable. Affectueux et gai. Je lui appris machinalement à donner la patte. Ça ne servait à rien mais il la donnait toujours volontiers de lui-même alors autant en profiter.
    Un matin que le troupeau paissait calmement sans déborder des limites, ciel serein, silence d'oiseaux, Isthar était couché sur le dos, le ventre offert à la caresse du soleil. A quatre mois, il avait perdu sa laine de peluche. Il avait un beau poil long, la frange sur les yeux un peu plus grise.
    Je m'apprêtai à lui dire : c'est quand que tu vas commencer à m'aider vraiment ?
    Il se dressa d'un bond, frémissant, prêt à courir. Il avait réagi encore une fois avant que je ne parle !
    J'eus une révélation : je réalisai qu'avant de dire quoi que ce soit, si j'étais restée un moment silencieuse, je m'éclaircissais la gorge. Et c'est ce ahem qui le mettait en alerte.
    Il me regardait, regardait les chèvres, me regardait à nouveau. Il attendait l'ordre.
    Et s'il avait eu le déclic ? Je tentai le coup. Je lui dis n'importe quoi sans trop y croire.
    Je lui dis : Rentre-les.
    Et sous mes yeux ébahis, il les rentra. Il rassembla les chèvres éparpillées et les poussa jusque dans la bergerie, en faisant bien attention à ce qu'aucune ne lui échappe à la frontière critique du jardin.
    Je ne me tenais plus de joie. Un peu confuse, parce que c'était vraiment idiot, ce n'était pas l'heure de rentrer les chèvres...
    Je les ressortis scusez-nous, les filles et les menai un peu plus haut sous les chênes. Je ne tarissais pas de compliments et de caresses pour Isthar mon étoile.
    Je vis Louis au loin, debout sur la terrasse de sa maison. Nous échangeâmes un geste de la main en guise de salut. C'est le moment que choisit le troupeau, Cartouche en tête, pour redescendre vers le jardin. Passe devant ! Je commençais à courir et m'arrêtai, folle de joie. Isthar m'avait devancée.
    Il courait plus vite que moi et stoppa les chèvres in ex tremis avant qu'elles n'atteignent le champ de poireaux. Il les ramena vers moi en zigzaguant derrière.
    La garde, à partir de ce moment-là, devint un réel plaisir.
    Isthar avait assimilé où étaient toutes les limites et de lui-même maintenait les chèvres dans le large périmètre qui leur était assigné.
    J'ai dit non à Louis.
    Avec une immense fierté, je lui ai dit non lorsqu'il est venu me demander si je ne voulais pas lui vendre mon chien.

    Fin
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  • L'étoile du berger
     

             - Comment il s'appelle ? Me demanda Louis.
             - Isthar.
             - Star ?
             - Isthar. C'est l'étoile du berger.
    J'étais fière du nom que je lui avais trouvé. Mais à l'usage, ce n'était pas pratique à prononcer.
    Star se claironnait plus facilement, surtout dans les moments d'urgence. Le temps de prononcer le I, cette fraction de seconde-là pouvait être fatale aux laitues. Mais je refusais d'abréger, je trouvais Star vulgaire.
    Il n'empêche, donner un nom de deux syllabes commençant par une voyelle à un chien à dresser, je déconseille.
    Je ne sifflais pas (mes essais se révélant infructueux), mais j'appliquais scrupuleusement les recommandations de Jorge. J'ordonnais et je faisais.
    Passer devant était le plus éprouvant. Pour stopper le troupeau engagé dans la mauvaise direction (les cultures, les barres, la propriété de Louis), il fallait cavaler très vite, remonter toute la file en courant (ou la redescendre) en sautant les murets de terrasses.
    Stopper Cartouche évidemment en tête. Cette bordille prenait un malin plaisir à me rendre chèvre.
    J'aimais lorsque les bêtes étaient paisibles - ça arrivait -, broutaient tranquillement ou chômaient parce qu'elles avaient la panse pleine. Je pouvais alors m'asseoir dans l'herbe. Sortir de ma musette le cahier où j'écrivais ce qui me passait par la tête ou le code de la route que je potassais, tout en gardant un œil sur elles, l'oreille aux aguets des sonnailles.
    Surveiller Cartouche...
    Elle se cachait (oui !), elle s'imaginait hors de ma vue planquée derrière un jeune olivier mais son ventre rebondi débordait.
    Je pouvais voir aussi sa tête lorsqu'elle tendait le cou pour m'observer. Danger imminent...
    Ce jour-là, avant même que je me mette debout, Isthar s'était levé et me regardait, la tête penchée, oreilles dressées. Commençait-il à comprendre ?
    Cartouche démarra brusquement, galop piqué vers la planche de choux, immédiatement suivie par sa bande dont Bakounine, le bouc noir.
    Passe devant !, criai-je en courant, le chiot sur les talons. Mais il était plus occupé à essayer de me mordiller les chaussures qu'à faire son travail de chien de berger. Il fut même un instant distrait par le code de la route que j'avais envoyé valdinguer dans mon geste. Je le rappelai avant qu'il n'entreprenne de s'y faire les dents.
    Une fois le troupeau intercepté ou détourné ou rentré, ne pas oublier de féliciter ma pelote de laine. C'est bien, mon chien. Il ne comprenait rien encore mais couinait de bonheur sous les caresses.
     

    (A suivre)
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  • Jorge et Ma cão
     

    Jorge avait 21 ans. Il venait du Portugal.
    Boucles noires jusqu'aux épaules, une gueule d'ange, une allure de Christ.
    Lui n'habitait pas le bord du monde, mais le toit.
    Il fallait grimper, grimper pendant une heure par un sentier muletier entre les chênes verts et les genévriers pour arriver à sa ferme.
    Il avait un élevage de chèvres et vendait au marché. Deux fois par semaine, il descendait à 3 h du matin ses cagettes de fromages à dos d'âne, jusqu'à la route où il garait sa voiture. Une grange avec un râtelier de foin abritait l'âne qui attendait là son retour, pour remonter les provisions et les cagettes vides.
    Jorge avait plusieurs chiens, je ne me souviens pas du nombre exact. Cela allait du teckel au pur bâtard en passant par un couple de briards noirs.
    La femelle avait mis bas et Jorge nous avait réservé un chiot.
    Nous sommes allés le chercher.
    Ma cão - c'était le nom du mâle briard - était un chien extraordinaire. Une merveille de le voir travailler.
    Ce soir-là, avant la traite,  le troupeau de Jorge s'était scindé en deux. Les chèvres étaient rentrées en trottant à la bergerie dans un bruit de joyeuses sonnailles mais une quinzaine de bêtes était restée à l'arrière. Par chance elles étaient visibles, sur la montagne en face, taches mouvantes dans la garrigue.
    D'un sifflement et d'un geste, Jorge envoya Ma cão, le guidant au sifflet et à la voix. Nous pouvions voir le chien courir dans le chemin, en contre-bas des retardataires.
    Lorsqu'il arriva au niveau du troupeau (il ne pouvait pas les voir au-dessus de lui), notre ami cria : Stop ! Derrière toi, en face !
    Ma cão stoppa net, fit volte-face et grimpa comme une flèche à la rencontre des chèvres. Et les ramena jusqu'à la bergerie, bien sûr.
    J'étais épatée.
              - Mais comment il a compris ça ? En face, c'est abstrait, non ?
             - Pour le dressage, tu dois au départ faire le boulot toi-même, me disait Jorge. Tu siffles, tu fais un geste du bras dans la direction que tu veux donner et tu donnes ton ordre en le faisant toi-même.
    Tu dis passe derrière, tu passes derrière les chèvres. Tu dis passe devant, tu passes devant. Rentre-les, tu les rentres. Il faut évidemment que tu habitues le chien à te suivre. Au bout d'un moment, il va démarrer tout seul, tu n'auras plus qu'à le laisser faire.
     
    Le chiot était dans mes bras et je portais tout mon espoir dans cette boule de poils. Il avait encore un pelage de bébé, pas encore long, pas encore rêche. C'était une douceur de laine noire et frisottante.
           - Quand j'étais dans le Var, je devais faire passer les chèvres sur une route entre deux champs de poireaux. Grâce à Ma cão, elles n'en ont jamais touché un seul.
    Mon espoir me mordillait les mains en se trémoussant.
             - J'ai un problème, je ne sais pas siffler...
    (A suivre)
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