• Chi-Tam ma langue maternelle

    Chi-Tam ma langue maternelle

     
    Ma mère étant très occupée à travailler, j'ai passé les premières années de ma vie avec Chi-Tam (prononcer Titam), un petit bout de femme vietnamienne.
    J'étais fière de grandir à côté d'elle - à 3 ans je lui arrivais à la poitrine - je trouvais que je grandissais vite, jusqu'au jour où j'ai compris qu'elle mesurait 1 m 48.  
    Embauchée dès ma naissance à Saïgon, elle nous a suivis en Nouvelle-Zélande et est tout naturellement (r)entrée en France avec nous. Car de statut de nounou elle était passée à celui d'amie inséparable de ma mère. Une soeur, une complice, une épaule.
    De la naissance jusqu'à mes 6 ans j'ai donc eu la chance d'avoir deux mamans. Si Chi-Tam ne s'était pas mariée, elle nous aurait accompagnés en Afrique.
    Chi-Tam n'est plus son nom. Chi-Tam veut dire n° 8 en vietnamien parce qu'elle était la 8ème d'une famille de onze enfants.
    Arrivée en France, elle a voulu se prénommer Simone et je me souviens de ses colères lorsque par habitude nous persistions à l'appeler par son nom vietnamien.
    Elle ne savait ni lire ni écrire. Et a toujours parlé un français très approximatif.
    Son mari étant également vietnamien, elle ne parle pas français avec lui. Elle a donc fait peu de progrès depuis.
    Il faut être initié pour la comprendre, je l'étais. Je parlais couramment Chi-Tam.
    Mon yheu khoman li gho ! (prononcez le h) signifiait Mon vieux comme il est gros !
    Tu veux du khomaye* ? (n'oubliez pas de prononcer le h) voulait dire Tu veux du fromage ? 
    Mon apprentissage du français se fit donc avec elle, ce n'était pas sans difficulté.
    Comme elle disait solail en parlant du soleil, je lui disais : il y a du solail.
    Elle me reprenait :
        - Non, on dihe dhu solail.
        - C'est bien ce que je dis, je dis solail !
        - Non, thu dihe solail, il fhaut dihe solail.
    Et ainsi de suite...

    A 5 ans j'ai eu mon premier livre de lecture. Je m'étais alors mis en tête de lui apprendre à lire.
    Lorsque je rentrais de l'école je la poursuivais dans toute la maison, elle jonglant avec ses casseroles ou le balai à la main ou devant la table à repasser, moi avec mon livre. Je me souviens d'un dessin de petit chien avec une patte bandée et les grosses lettres écrites : Toby s'est cassé la patte. Pauvre Toby !
    Je me souviens de sa patience bienveillante.
    J'étais continuellement dans ses jupes tuniques vietnamiennes et la harcelais : 
        - Répète après moi. Toby.
        - Thoby.
        - S'est cassé la patte.
        - S'est khassé li paht (prononcez le h, je sais c'est pas facile).
        - La patte !
        - La paht.
    Je suivais les mots avec mon doigt et la houspillais en surprenant son regard attaché à ses casseroles/balai/fer à repasser.
        - Mais regarde, tu regardes pas !
    Elle finissait par se libérer d'un impétueux Va fhang ta douhte.
        - Répète d'abord : Toby s'est cassé la patte. Pauvre Toby ! (je mettais le ton)
        - Thoby s'est khassé la paht. Pauhe Thoby (elle ne mettait pas le ton).
        - Bon voilà, tu sais lire maintenant.
    Et satisfaite, j'allais prendre ma douche.

    A 6 ans je suis partie avec ma famille au Gabon. Nous l'avons laissée, ma deuxième maman. Avec son mari tout neuf et son bébé dans le ventre.
    Je suis partie avec le souvenir de son amour. Et son vocabulaire.
     
    Premier jour d'école. Je ne connaissais personne et j'étais d'une timidité maladive.
    J'ai senti un liquide chaud sur mes lèvres, sur le menton, dans la gorge.
    Je savais ce qu'il m'arrivait, ce n'était pas la première fois. Or je me rendais compte que j'étais incapable de l'exprimer correctement.
    J'aurais pu appeler la maîtresse et lui dire la formule que Chi-Tam employait.
    Mais j'avais pleinement conscience que ça ne se disait pas comme ça. Très lucide sur le ridicule de la phrase qui me venait en mémoire, je cherchais désespérément la traduction. Paralysée sur mon banc, le nez en l'air. Ça me dégoulinait dans le cou, ça tâchait ma robe, ça faisait des fleurs rouges sur mon cahier.
    Je restais muette, j'appelais au secours dans ma tête, quand enfin une petite fille dans la classe claironna en me montrant du doigt : Maîtresse, elle saigne !
    Ce fut une révélation. Le mot saigner.
    Je venais d'apprendre qu'on ne disait pas je coule le sang du nez.
     
    * Une petite évolution, aujourd'hui elle dit Fhomate.
     
    5 juillet 2013
    « Chronique petzouilleLe chemin bleu »
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  • Commentaires

    1
    Mardi 9 Février 2016 à 00:09

    Je ne sais si tu "coules encore le sang du nez" mais tu "coules toujours l'encre du cœur" et que ton encre coule belle!

    2
    Cachou
    Mercredi 10 Février 2016 à 22:13

    Jolie formule que celle que Bruno ... Peut pas dire mieux !!

    (oui, je sais, on s'en fiche, mais moi aussi, j'ai appris à lire avec Rémi et Tobby !)

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